Saint-Barth -

© Albane Harmange

Portrait : Louis Bernier, la sentinelle de Corossol

Rencontre avec Louis Bernier, l’une des mémoires du quartier de Corossol, où il est venu au monde en 1942, mais aussi de Saint-Barthélemy. De « son » premier cyclone aux parties de pêche de son enfance en passant par l’évolution du quartier, le « Bar à Jo » ou le chantier Rockefeller, Louis Bernier s’est raconté en août dernier à notre collaboratrice, Albane Harmange. Portrait.

 

Une jambe posée sur le brise-lame de Corossol, l’autre appuyée par terre, Louis Bernier surveille terre et mer. Comme à son habitude, il vient chercher la fraîcheur de l’après-midi au bord de la plage. Il hèle les passants et s’enquiert des dernières nouvelles, il prend le pouls de son quartier. « Corossol, c’est plus comme avant, s’attriste l’octogénaire avec sa chevelure blanche. Déjà, il y avait beaucoup plus de sable. On pouvait faire le tour des roches à pied. » Il désigne les rochers en contrebas, situés à l’extrémité de la plage. « Aujourd’hui, tu creuses dans le sable et 10 centimètres plus bas c’est de la roche, affirme Louis. Depuis Irma c’est comme ça. Avec le brise-lames, les vagues repartent directement avec le sable. Mais bon, ça nous protège aussi pour les cyclones. »

Son premier cyclone, Louis Bernier s’en souvient encore : « C’était en 1950, et j’avais huit ans. À Corossol, il n’y avait plus rien. » Ce quartier, il l’a vu dans tous ses états. Depuis sa naissance en 1942, il a toujours habité à Corossol. Accolée au rocher de St-Louis, patron des pêcheurs, sa maison s’ouvre sur la baie. « Avant, il y avait la maison de mes parents ici, raconte Louis. On l’a fait déplacer et j’ai construit au même endroit. » Depuis 80 ans, il en a vu des maisons se construire et des familles se succéder dans ce petit quartier du bord de plage.

« Corossol, c’était que des petites cases avec deux chambres, même si vous étiez une grande famille, note le cadet d’une fratrie de deux enfants. Le soir on n’avait pas de matelas. Avec ma soeur Monique, on dormait par terre, sur des morceaux de toile qu’on remplissait avec des  herbes qu’on appelait « loumarins ». C’étaient des herbes qu’on prenait dans les bois là-bas, qui traversaient le tissu et te piquaient le derrière. » Toujours avec le sourire, Louis poursuit ses anecdotes à mesure qu’elles lui reviennent à l’esprit. « Ou alors, on dormait dans un hamac. J’y ai dormi jusqu’à mon mariage, insiste le pêcheur. Quand les hommes avaient trop chaud la nuit, ils descendaient dormir dans les canots, sur la plage. »

« La vie était dure »
Pour qualifier son enfance, une phrase se suffit à elle-même : « Ah, la vie était dure. » Dans les années quarante, Saint-Barth rimait avec pauvreté et isolement. « Tout le monde avait des problèmes de santé mais personne ne pouvait se soigner », s’indigne Louis. Un seul médecin, le docteur Vialenc, procurait ses services à toute l’île. « Il habitait à Gustavia, donc on allait le chercher en canot, raconte Louis. Il était tellement énorme, qu’il fallait tout Corossol pour le sortir. » Les cas plus graves nécessitaient une évacuation en Guadeloupe, par bateau. « Quand il n’y avait pas de vent, il fallait une semaine pour aller jusqu’à là-bas, avance avec amertume Louis. On restait pendant des mois sans nouvelles. »

À cette époque, la vie d’un écolier n’était pas des plus facile. Tous les jours, sa sœur et lui montaient le morne pour aller à l’école de Colombier. « Quatre fois par jour, on faisait le chemin, s’exclame Louis. Et à cette époque-là, c’était pas une belle route comme aujourd’hui, c’était un morne à cabri. » Pour appuyer ses propos, Louis se penche et indique la cicatrice sur son genou droit, souvenir d’une glissade. « Il y avait juste une exception, le jour où on sortait le colirou, sourit-il. On se posait dans la ravine, là où se trouve chez Ginette maintenant, et maman nous apportait le poisson. »

Grandir à Corossol, c’est grandir les pieds dans l’eau. « Je n’ai pas fait de la pêche mon métier, mais tous les soirs et pendant les vacances, on sortait en mer, sourit le pêcheur. Et j’ai toujours ma bouée. » Louis se tourne face à la mer et montre fièrement son mouillage, fixé à quelques mètres du bord de la plage. Tandis que sa mère cousait des pantalons et des chemises avec du zéphyr ou de « la toile à chat », son père raccommodait des filets de pêche. « À l’époque, il n’y avait pas vraiment de métier, souligne Louis. Tu faisais ce que tu pouvais pour survivre. » Pour aider la famille, les enfants participaient donc aux tâches rémunératrices comme la tresse. « Pendant les vacances, on devait faire nos tresses pour pouvoir se payer nos fournitures pour la rentrée, se rappelle Louis. Le nombre de coups de bâton que j’ai pris parce qu’on allait s’amuser dans les bassins avant d’avoir fini. »

Le bar à Jo et La Vieille France
En fouillant dans ses souvenirs, Louis reconstruit petit à petit le Corossol d’antan. « Juste là, il y avait le dépôt pour les bouteilles de Saint-Thomas », indique Louis en désignant la grande maison à étages située à quelques mètres de la sienne. Les bouteilles enrobées de tresse y étaient entreposées avant de partir pour l’île américaine. « Moi, je n’ai jamais voulu y aller à St-Thomas, affirme Louis alors que de nombreux hommes de sa génération s’y rendaient pour y travailler. Les gens qui revenaient de là-bas ne savaient parler ni anglais ni français. » Au-dessus du dépôt, se situait un autre lieu rempli de souvenirs. « Il y avait le bar à Jo, on a joué au domino jusqu’à une heure du matin », s’amuse Louis. Trois fois par an, on y tenait des bals qui rassemblaient tout le quartier et plus encore.

Après avoir travaillé de 1959 à 1962 sur le chantier de Rockefeller, où les gens du Vent traversaient toute l’île pour y gagner leur pain, Louis est appelé pour son service militaire. « C’est à l’armée que j’ai mangé mon premier fromage et ma première tomate, souligne-t-il avec fierté. Je devais aller à la guerre en Algérie, mais ça s’est tassé. » À son retour sur l’île en 1964, le restaurant La Vieille France a ouvert ses portes à l’autre bout de Corossol. « Monsieur Rideau, qui venait d’Algérie, avait installé un vivier d’huîtres dans la baie, raconte avec malice l’octogénaire. Un jour, il y a eu un raz-de-marée et toutes les huîtres se sont échouées sur la plage. On est allé  l’aider à les ramasser, mais certains en ont profité. Une femme a eu le culot de l’appeler pour lui demander comment il fallait les cuire, il lui a répondu qu’il fallait les mettre 20 minutes à la cocotte. »

Des histoires comme celles-ci, Louis en a des dizaines et des dizaines. Il suffit de s’assoir à côté de lui, sur le brise-lames de Corossol, en fin d’après-midi. « Maintenant, il y a beaucoup trop de monde à Corossol, se lasse Louis. Parfois, je me dis que je vais peut-être aller finir ma vie à Flamands. » On a du mal à le croire.
  

Journal de Saint-Barth N°1492 du 03/11/2022

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