Le moment se voulait solennel. A plus d’un titre. En effet, lundi dernier, pour la première fois, Saint-Barthélemy a organisé une commémoration de l’abolition de l’esclavage. La cérémonie s’est déroulée le 9 octobre à proximité du fromager du Fort Gustaf III, sous le phare de Gustavia. Une manifestation du souvenir initiée par le préfet des Iles du Nord, Vincent Berton, et organisée en partenariat avec la collectivité territoriale et le collège Mireille Choisy.
Tout a débuté par quelques percussions distillées par Julien Séguret, professeur de musique au collège, accompagné d’une poignée d’élèves. Un collégien a ensuite donné lecture de l’extrait d’un texte de Victor Schoelcher publié le 10 janvier 1847 dans la revue indépendante, Livraison. Ses camarades ont ensuite entonné un chant créole guadeloupéen (« Ki saw tan ») avant qu’une autre élève ne lise la suite du texte de Victor Schoelcher puis un autre, après un nouvel intermède musical, un extrait d’un discours de Toussaint Louverture de 1793. Le chant « Mési bondyé » a clos le début de la cérémonie afin de laisser la place aux discours.
« Une indicible cruauté »
La première personnalité à s’installer devant le pupitre, sous les branches du fromager, est la consule honoraire de Suède à Saint-Barthélemy, Lisa Beronius Magras. « Entre 1784 et 1847, la Suède a activement participé à la traite négrière, avec notamment une cinquantaine d’expéditions de bateaux suédois de transport d’esclaves et la tenue de nombreux marchés aux esclaves sur l’île de Saint-Barthélemy, a-t-elle rappelé. On pourrait arguer que cinquante expéditions représentent bien peu au regard des 34.000 autres transports transatlantiques d’esclaves menés par bien des pays occidentaux. Néanmoins, cela n’enlève strictement rien à la barbarie, aux souffrances, aux actes d’une indicible cruauté qui ont eu lieu ici. » Lisa Beronius Magras a expliqué que ce pan de l’histoire est quelque peu tombé dans l’oubli en Suède. « Je ne crois pas qu’il s’agissait d’une volonté consciente de cacher ce passé (…) mais que nous faisons plutôt face à une réelle méconnaissance de ce qui a eu lieu », a-t-elle assuré, soulignant que c’est « grâce à l’énorme travail de femmes et d’hommes passionnés » que cette histoire coloniale a pu enfin être remise à jour. De fait, depuis 2021, la consule honoraire précise que « le gouvernement suédois a chargé l’autorité du forum de l’histoire vivante de produire du matériel pédagogique à destination des écoles sur la participation de la Suède à l’esclavage transatlantique ». Et d’insister : « Connaître cette histoire commune entre Saint-Barthélemy, la France et la Suède est crucial. La Suède en est désormais consciente. » Après avoir évoqué ses propres difficultés à appréhender cette histoire lointaine lors de son retour à Saint-Barth il y a treize ans, Lisa Beronius Magras lance : « Nous avons un devoir de mémoire urgent à accomplir, parce que la connaissance et l’éducation sont des armes puissantes contre l’ignorance, l’intolérance et l’exclusion. »
« Une réalité douloureuse »
En l’absence du président, et après l’intervention remplie d’émotion de Jean-Denis Zamor, président de l’association Tet Ansanm, ce sont la première et la deuxième vice-présidentes, Marie-Hélène Bernier et Bettina Cointre, qui ont pris la parole. La première a tenu à remercier Richard Lédée, présent lors de la cérémonie, pour « tout le travail de recherches historiques qu’il a accompli pour rétablir la vérité sur l’esclavage à Saint-Barthélemy ». Notamment pour permettre d’imposer la date du 9 octobre comme jour officiel de l’abolition sur l’île (lire encadré). « Saint-Barthélemy, souvent décrite comme blanche, aurait échappé aux sombres chaînes de l’esclavage, a ensuite déclaré Bettina Cointre. Mais la commémoration de l’abolition de l’esclavage à Saint-Barthélemy n’est pas une marque de solidarité avec les autres îles ou le plaisir d’avoir un jour férié supplémentaire (…) Pourtant, la vérité est implacable. Si le quotidien de ces femmes et de ces hommes pouvait différer d’une île à une autre, il n’en demeure pas moins qu’ils étaient esclaves. Soumis aux ordres et aux caprices d’un maître détenteur du pouvoir de vie ou de mort. Il n’est pas inutile de lever le voile des idées reçues quand on sait que pendant des siècles, la population de Saint-Barthélemy était composée de 20 à 50% d’esclaves. Une réalité douloureuse. »
Enfin, le préfet, Vincent Berton. Le représentant de l’État a salué le travail effectué en moins d’un mois par les élèves du collège. « Le rétablissement de l’esclavage aux Antilles par Napoléon 1er fut une trahison de l’esprit des Lumières, a-t-il déclaré. C’est la mémoire de ceux qui ont subi l’invivable, l’inacceptable, qui nous réunit aujourd’hui. Cette cérémonie symbolise le devoir de mémoire, pour que plus jamais ne se reproduise cette horreur. L’esclavage est une tragédie, un crime contre l’humanité perpétré pendant des siècles. Une blessure profonde qui pèse encore sur nos consciences. Nous devons nous souvenir de ce passé, d’avoir conscience que l’asservissement nous menace toujours. Cette cérémonie doit aussi nous permettre de nous tourner vers l’avenir, d’adhérer aux valeurs d’humanisme, de liberté, d’égalité et de fraternité. »
Le préfet et la première vice-présidente ont ensuite dévoilé une plaque apposée devant le fromager. Une plaque dont le texte a été rédigé par des collégiens et sur laquelle on peut lire : « L’île de Saint-Barthélemy, qui s’affirme dans le rejet de toutes les barbaries, se souviendra toujours de cette histoire tragique. »
Affranchissement de la dernière esclave par la Suède le 9 octobre 1847
Le 9 octobre 1847, Marie-Françoise, dite Mélanie, a été la 523e esclave à être affranchie à Saint-Barthélemy par la couronne de Suède. Un processus d’émancipation débuté en mai 1846. Le 12 juin 2009, grâce à l’insistance de Richard Lédée, le conseil territorial a adopté à l’unanimité une délibération qui a reconnu le 9 octobre comme la date officielle de l’abolition de l’esclavage à Saint-Barth. Il faudra trois années de plus à l’Etat français pour rédiger un décret, le 23 avril 2012, qui instaure définitivement ce jour comme celui qui vit la dernière esclave être libérée de ses chaînes.
« L’Histoire de l’île s’est fondée en partie sur l’esclavage »
Nils Dufau, président de l’association Saint-Barth des amis de la Suède (ASBAS), a bien évidemment assisté à la cérémonie. Il en souligne l’importance. « L’histoire de Saint-Barthélemy s’est fondée en partie sur l’esclavage, et on a souvent tendance à l’oublier. Aujourd’hui, si une partie du monde ne connait plus l’esclavage, il continue hélas en certains endroits. Ce qui est important dans la prise en compte de l’Histoire, c’est que ça permet de ne pas répéter les erreurs du passé. Et puis il n’est quasiment pas possible de comprendre, avec notre intellect d’aujourd’hui, ce qu’il se passait il y a 200 ou 250 ans. Tout le monde se tirait dessus dans la Caraïbe. Entre l’esclavagisme et la guerre permanente, les temps étaient difficiles. Mais on peut encore constater aujourd’hui qu’il faut rester très vigilant… »