Quand une baigneuse française est morte des suites d’une morsure de requin à Saint-Martin, Eric Clua, vétérinaire et directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études en Polynésie française, a été consulté par les autorités locales. Il envisage une approche nouvelle qu’il est venu présenter aux pêcheurs et plongeurs professionnels de Saint-Barth.
Pour le spécialiste des requins Eric Clua, la morsure de squale qui a coûté la vie à une touriste française à Saint-Martin ne concerne pas seulement l’île voisine. Le problème s’étend selon lui des Bahamas à Tobago. « Les requins-tigres [comme celui qui a mordu à Saint-Martin, ndlr] sont des semi-migrateurs leur façon de vivre c’est a priori de passer environ six mois de l’année près des côtes et six mois de l’année dans le Grand Bleu. »
C’est pour cette raison qu’il a souhaité rencontrer Marie-Angèle Aubin, présidente de l’Agence territoriale de l’environnement (ATE), les pêcheurs professionnels et les clubs de plongée de Saint-Barthélemy, le 8 février à la Collectivité.
En décembre, après l’attaque, la Préfecture de Saint-Martin a fait appel à lui pour réfléchir à la stratégie à adopter. « J’ai dit aux autorités, vous pouvez fermer les plages trois ou huit jours. Mais je pense que votre requin est probablement parti. Je pense aussi qu’il va potentiellement remordre. Pas à Saint-Martin mais dans une île voisine, pour surprendre sa proie. » Un mois après, une nouvelle attaque était recensée à Saint-Kitts-et-Nevis. « Mon hypothèse c’est que c’est le même requin », déclare Eric Clua. « On a essayé de recueillir l’ADN du requin sur la morsure ». C’est une première. Jusqu’à présent, cette technique façon série télévisée n’avait jamais été expérimentée. Le scientifique s’en explique : « Quand on parle de morsures, on pense que tous les requins peuvent mordre l’homme. Moi je dis qu’il n’y en a en général qu’un seul. Ce que j’appelle « le requin à problème. » »
Tel qu’il le définit, le « requin à problème » n’attaque pas l’humain par erreur, ou parce que les eaux sont troubles, ou trop chaudes, ou le matin ou le soir. « La baigneuse de Saint-Martin a été mordue en début d’après-midi. » Il n’attaque pas non plus parce qu’il y a trop de requins. « A Saint-Barth il y a beaucoup de requins-tigres mais il n’y a pas eu de morsures en plus de 50 ans. » Le chercheur distingue la morsure de prédation des autres types d’attaques. Celle de « défense », où l’animal se sent menacé, celle de « compétition », quand il cherche à attraper la pêche d’un plongeur, ou encore la morsure « territoriale », quand on entre sur le territoire de certaines espèces. « Les morsures de prédation sont mortelles parce que le requin veut manger, donc il arrache de gros morceaux. Il faut les distinguer des autres morsures souvent superficielles. »
Plutôt que des pêches préventives, comme ce qui est pratiqué à La Réunion, Eric Clua prône une pêche ciblée, visant le squale qui présente un comportement « à problème », spécifiquement.
Mais comment l’atteindre ? Le scientifique souhaite élaborer un catalogue des requins-tigres présents dans la Caraïbe. Objectif : les photographier, les marquer et faire un prélèvement ADN de chacun des requins-tigres dans nos eaux. Pour lui, c’est la seule espèce de la zone à présenter des individus potentiellement dangereux.
Afin de mener à bien son projet, il a besoin des pêcheurs et des plongeurs, qui connaissent bien leur territoire et peuvent servir de relai.
« Pour l’instant ce n’est que du suivi. Mais si j’ai raison, un requin à problème a déjà mordu deux fois et se balade. Est-ce qu’on attend ou est-ce qu’on essaie d’anticiper ? » Selon lui, le requin qui a mordu à Saint-Martin et Saint-Kitts pourrait revenir sur nos côtes dans six à huit mois s’il n’est pas pêché avant.
Face à lui, les pêcheurs professionnels de l’île sont circonspects : « C’est intéressant mais ça ne change rien à ma vie », déclare l’un d’eux. « On n’en pêche que quand il y a de la demande ou une prise accidentelle », précise Mathis Lédée, pêcheur dans une zone où il côtoie chaque jour des dizaines de requins gris. « Des tigres, je crois que je n’en ai jamais vu venir nager près du bateau ». Pour apercevoir ces géants de trois à quatre mètres, il faut que les pêcheurs les ciblent. Or, cela n’arrive que très rarement, « cinq fois par an maximum », estiment-ils, toutes embarcations confondues.
Pas de quoi décourager le scientifique : « J’ai rencontré les pêcheurs aujourd’hui parce que je ne sais pas ce qu’ils font. Ils m’ont expliqué qu’ils ne prenaient pas le requin-tigre pour cible. Ça me satisfait. Avant de venir à cette réunion-là je n’en étais pas sûr. Il y a quelques semaines on a vu circuler une vidéo qui a été virale sur un pêcheur de Saint-Barth qui se glorifie d’avoir péché un requin-tigre. Moi je ne savais pas si ici se développaient des pêches punitives qui ne servent absolument à rien. Là je pars rasséréné, puisqu’à la limite ils sont plutôt indifférents. »
A l’avenir Eric Clua espère travailler avec quelques pêcheurs, quelques plongeurs, qui l’aideront à mieux connaître les comportements des requins-tigres nageant près de nos côtes.
« Une réunion comme celle d’aujourd’hui est importante parce que si d’aventure, et j’espère me tromper, dans deux ans il y avait une morsure de requin ici à Saint-Barth, les pêcheurs auront déjà été sensibilisés à tout ça. On ne partira pas de rien… »