A l’état civil, son nom était Jean-Joseph Félix. Mais à Saint-Barthélemy, pour toutes et tous, il était simplement Joe. Ou plutôt "Djo" ! Le 23 décembre dernier, à la veille des fêtes de Noël, il s’est éteint à l’âge de 92 ans. Pendant presque un siècle, Joe Félix a accompagné l’histoire et les évolutions de l’île. Mieux, il en a été l’un des acteurs, participant avec la curiosité et l’intrépidité des pionniers à rapporter et transposer à Saint-Barth les idées, les innovations et les entreprises observées en d’autres lieux. Avec le décès de Joe Félix, c’est un pan de l’histoire de l’île qui disparait.
Jean-Joseph Félix est né en 1932. Enfant de Corossol, il va à l’école à Colombier. Il grandit dans l’environnement rude et austère qui est celui de l’île en ces lointaines années. Parfois, sa mère qui tient une petite échoppe lui confie un paquet qu’il doit livrer à Flamands pendant la récréation. A toutes jambes, le petit garçon s’exécute lors de sa courte pause et effectue le trajet aller et retour avant de reprendre sa place sur les bancs de l’école. A l’âge de treize ans, Joe a des envies d’ailleurs. A cette époque, il est presque grand temps de se mettre au travail. Alors il s’embarque sur une goélette.
« Son premier dollar »
Le bateau navigue d’île en île, de la Guadeloupe, où certaines jeunes filles sont conduites pour faire leurs études, jusqu’à Saint-Thomas. C’est là que Joe, qui ne parle alors pas un mot d’anglais, va faire une rencontre qui va donner une nouvelle orientation sa vie. Dans le quartier français, French Town, où il peut côtoyer quelques Saint-Barths au bar Le Normandie, Joe est abordé par un homme. Ce dernier l’invite à se rendre le soir dans un hôtel à proximité. Le jeune homme n’hésite pas et, sur place, se voit proposer de travailler au service en salle. Sans se poser trop de questions, il se lance. « C’est là qu’il a gagné son premier dollar », sourit l’une de ses filles, Noëlle.
Parallèlement, Joe commence à « faire le taxi ». En 1952, le patron de la société St.John Bay Rhum est présenté à Joe au bar Le Normandie. L’entrepreneur cherche un emballage pour ses bouteilles et après avoir observé les casiers et les nasses destinés à piéger les poissons, il se demande s’il ne serait pas possible d’employer cette technique pour décorer ses bouteilles de rhum. Une nouvelle aventure commence. Joe et Thérèse, sa future épouse, vont à Saint-Kitts-et-Nevis pour observer des techniques de tressage différentes de celles qu’ils ont apprises à Saint-Barth. Puis ils reviennent à Saint-Barthélemy pour "embarquer" des familles de l’île dans cette entreprise. «Les bouteilles étaient livrées à Saint-Barth dans plusieurs maisons, elles étaient tressées, récupérées par Joe qui avait acheté exprès un camion pour faire la tournée et ensuite les bouteilles repartaient », raconte Noëlle. Tout s’arrêtera en 1995 avec le passage du cyclone Luis, qui ravagea les lataniers de Saint-Barth.
« Mon père a toujours été curieux »
En 1956, Joe se marie à Thérèse. « A l’époque il faisait encore des allers et retours entre Saint-Thomas et Saint-Barth, notamment pour le relai courrier », sourit Noëlle. A Saint-Thomas, Thérèse travaille comme couturière. En 1958 nait leur premier enfant. « Avant chaque naissance, ils revenaient à Saint-Barth car ils voulaient impérativement que leurs enfants soient français, assure Noëlle. Idem pour l’école, ils les envoyaient à Saint-Barth. » Une deuxième fille nait en 1962, puis un troisième enfant en 1966. C’est alors que le couple décide de retourner vivre à Saint-Barth.
« Mon père a toujours été curieux, avec l’envie de faire avancer les choses, explique Noëlle. Il se disait que ce qu’il avait vu à Saint-Thomas et ensuite ailleurs pouvait se faire à Saint-Barth. » A Corossol, il fait construire un bâtiment dans lequel il ouvre son premier établissement : « Chez Joe ». Un bar, un billard, mais aussi un dancing le samedi soir où il fallait se présenter en tenue «chic » pour pouvoir entrer. Plus tard, le bar devient un motel de trois chambres.
Aux origines du Femur
En 1970, Joe lance le premier bar de l’aéroport, mais aussi « Chez Joe », cette fois à Gustavia. En 1975 commence l’aventure de l’hôtel du Petit Morne. Mais avant, Joe a travaillé à la construction de l’établissement qui deviendra le fleuron de l’île, l’Eden Rock. « Avec Rémy de Haenen, ils allaient casser des roches à la dynamite », raconte Noëlle. Toujours avec Rémy de Haenen, Joe et un autre homme aménage la piste d’atterrissage sur l’île de Tintamarre.
S’il ne se mêlait de politique que de loin et du bout des doigts, Joe Félix n’hésitait pas à faire part des projets qui pourraient aider au développement de l’île. Comme lorsqu’avec Alexandre Magras il a fait le «forcing» auprès de la BNP pour qu’une banque en dollars soit mise en place sur l’île.
Joe a également fait partie des personnes qui se sont investies dans la création du Fémur. «La première couveuse offerte à l’hôpital y est toujours, affirme Noëlle. Elle a failli être emportée à Saint-Martin mais mon père s’y est opposé. Il a bien fait car son premier petit-fils est né prématuré et il en a eu besoin ! » Joe est aussi du démarrage de l’association des hôteliers dans les années 1980.
Sportif, il conserve sa passion pour la mer et la navigation. Il organise des régates à l’occasion des fêtes de quartier, notamment celle de Corossol où il a longtemps tenu le bar pendant les festivités. Des voyages pour découvrir le monde, danser, jardiner, les passions de Joe Félix étaient aussi simples que son existence fut riche. Comme sa lignée constituée de quatre enfants, de cinq petits-enfants et d’un arrière-petit-fils. «Qu’il a connu, quelques jours avant son départ », glisse Noëlle. Une dernière rencontre capitale, comme toutes celles qui ont marqué la vie de Joe Félix.